En prêtant attention au bruissement de notre actualité, une vérité élémentaire apparaît à l’évidence : nous ne parvenons pas à suffisamment tirer leçon de la morsure de notre histoire la plus récente. Tout se passe comme s’il nous suffisait de seulement aller indéfiniment d’un instant du temps à un autre, sans aucun horizon, dans la négligence et l’oubli de leurs contenus successifs. Pareille marche, en nous faisant poursuivre des buts, reste cependant sans but dans la mesure où elle n’arrive pas à pleinement articuler entre eux les différents moments d’elle-même. Elle tombe dans l’indifférence du temps, de toute visée de l’action dans une perspective.
Comment en effet comprendre qu’après la crise que notre pays a traversée et qui aurait dû nous conduire à convertir notre regard pour porter la vue au loin, la question du foncier rural et de la nationalité suscite des passions et des préjugés que l’on croyait dépassés ? Comment comprendre que l’on pense à une invasion de notre pays par des personnes venues d’ailleurs, comme si celles-ci étaient des êtres absolument à part, à maintenir dans l’exil de l’indifférence, sans liens avec nous, sans aucun destin humain ?
Il suffirait pourtant d’ouvrir les yeux pour réaliser que je nais un jour dans un espace déterminé du monde, sans l’avoir demandé et que je le quitterai un autre jour dans les mêmes conditions. C’est la contingence de la vie qui me fait exister ici, dans un pays déterminé, plutôt qu’ailleurs, dans un autre. En m’éveillant à cette réalité qui est une vérité d’origine, je ne saurais fixer l’ici de mon sol en un absolu, fermé sur soi, irréductiblement réservé à moi seul, exclusif de l’autre. Au fond, le sol ne saurait être rigoureusement, en tant que tel, une possession, mais ce qui, dans la gratuité, héberge, porte et maintient notre existence. Extériorité d’une donation absolue, il est ce que je ne fais que trouver, ce qui est déjà là, avant moi, sans moi, et en dehors de moi. S’offrant dans la libre étendue des choses, et signifiant que quelque chose, avant moi, est, il vient dire la vie comme partage, amitié, communion à ce qui est simplement là, entre nous, au milieu.
Dans cette perspective, nous sommes invités à dilater notre cœur pour accueillir sur notre sol tout homme, quel qu’il soit et lui offrir ce que le cours de la vie lui aurait refusé. Nous savons tous que l’animal met bas, seul l’homme met au monde. Cette expression des choses ne relève pas du hasard : elle signifie que l’homme est essentiellement citoyen du monde, qu’il est chez soi en tout lieu du monde, en un mot, qu’il habite la terre. N’est-ce pas à partir de cet horizon primordial de l’habitation de la terre qu’il convient de saisir la nationalité ?
Parce qu’il habite la terre, la nationalité est une manière d’offrir une demeure et un visage à l’humain en l’homme. Comment d’ailleurs, comme homme, puis-je respirer largement en voyant chaque jour des êtres comme moi que les circonstances de la vie ont privés de toute patrie, et qui ne peuvent se référer, pour leur identité et pour l’obtention d’un document officiel, à aucun pays ? Ainsi que le souligne Gilbert CESBRON, « il existe au matériel comme au moral une cote en dessous de laquelle nous ne devons tolérer que vive un être humain ». La grandeur d’un pays se mesure à sa capacité d’innerver ses institutions des valeurs fondant l’humanité de l’homme, comme la fraternité, l’amitié, l’ouverture. Elle se mesure, pour ainsi dire, à sa capacité d’accepter de se dépayser soi-même un instant, de se rendre étranger à soi afin de donner une réponse humaine à l’autre que le destin a pu conduire jusque chez lui.
Celui que j’appelle l’étranger est l’autre ; mais en regard de lui et en bonne réflexivité dialectique, ne suis-je pas moi aussi l’autre ? De la sorte, il convient de comprendre que chacun de nous est toujours l’autre d’un autre. C’est faire injure à l’étranger et le chosifier que de penser que l’on cherche à régulariser sa situation pour des fins électorales, comme si tout n’était qu’élection, que l’élection constituait une fin en soi, et que, fondamentalement, elle ne renvoyait à une visée qui la dépasse, à savoir, le souci de l’humain. L’étranger ne vient pas boucher mon horizon et limiter ma liberté. Il la promeut plutôt en bouleversant l’égoïsme de mon moi. Il suscite ma bonté en la mettant à l’épreuve. L’épreuve de la bonté est ce qui fait la dignité de l’homme, en tant qu’elle est un appel à me transcender pour être attentif à ce qui est fragile, vulnérable. L’humanité n’a de sens que si elle renvoie à un monde que nous pouvons mettre en commun, à un univers où, animés de bonté, nous pouvons vivre dans une amitié fraternelle permettant de saisir l’autre comme un rameau de la même vigne de la vie.
Sans cette amitié fraternelle, nourrie de l’attention à ce qui est fragile et menacé, que vaudraient la vie et l’action politique, sinon simplement un métal qui résonne, une cymbale glapissante ?
DIBI Kouadio Augustin
Professeur titulaire de Philosophie
Université Félix HOUPHOUËT BOIGNY
<>
Les commentaires sont fermés