Le mode de vie et la consommation ostentatoires des classes dirigeantes en des pays rongés par la pauvreté de masse et dépourvus d’infrastructures minimales est l’une des spécificités emblématiques des sociétés modernes d’Afrique Noire. La propension d’un grand nombre de dirigeants politiques africains à accumuler des biens de luxe au détriment du bien public, est l’emblème d’une gouvernance calamiteuse qui heurte autant la rationalité politique et économique que la morale.
D’un point de vue moral, cet étalage scandaleux, fait par les dirigeants politiques, de leurs richesses personnelles, de leurs biens de luxe et de leur opulence , est une insulte au peuple dont la majorité vit dans la misère. Juridiquement, c’est une faute pénale car cette fortune personnelle est dans la majeure partie des cas réalisée au moyen du détournement des deniers publics. Politiquement, c’est un comportement anti-démocratique parce que le mode de vie et la consommation ostentatoire des dirigeants politiques violent le principe démocratique d’égalité de condition qui commande la redistribution de la richesse nationale. Economiquement, c’est un comportement calamiteux parce que leur consommation ostentatoire génère le gaspillage des ressources publiques et viole le principe économique d’accumulation et d'investissement productif du capital.
Certes, la consommation ostentatoire des classes dirigeantes fut, comme partout ailleurs dans le monde, une caractéristique des sociétés lignagères et castées prémodernes. Néanmoins la modernité économique et politique, notamment la démocratie avec son principe d’égalité et le capitalisme avec son éthique d’abnégation et d’épargne, se sont construits en reniant l’économie et la consommation ostentatoires. La persistance de ce mode de consommation au niveau des classes dirigeantes des pays d’Afrique Noire moderne pose donc problème, cela d’autant plus qu’une interprétation contestable de la démocratie et du libéralisme tend à ériger en modèle de chef d’Etat efficace l’homme d’affaire richissime et bardé de biens de prestige.
La persistance aberrante de l’ostentation dans les classes politiques soulève donc un questionnement nécessaire. Cet habitus profondément ancré qui résiste aux garde-fous institutionnels de la démocratie, et qui foule du pied les principes élémentaires de l’économie libérale, relève-t-il d’une pathologie sous régionale dérivée des passions humaines? Est-il au contraire un comportement délibéré répondant à un objectif politique spécifique? L’habitude des classes dirigeantes d’Afrique Noire à s’adonner à la consommation ostentatoire au détriment du Bien public, à accumuler des biens de luxe et à étaler leur richesse est-elle une modalité particulière d’affirmation du pouvoir?
Certes, la tendance à l’ostentation est la passion la mieux partagée dans l’espèce humaine. Thorstein Veblen dans son ouvrage Théorie de la classe de loisir fait remarquer que, dans les classes pécuniairement supérieures de toutes sociétés traditionnelles, l’exhibition des biens de prestige et la consommation ostentatoire sert à prouver la supériorité de la classe dirigeante et l’éminence de ses membres. « Pour s’attirer et conserver l’estime des hommes, il ne suffit pas de posséder simplement richesse ou pouvoir : il faut encore les mettre en évidence, car c’est à l’évidence seule que va l’estime » fait remarquer Thorstein Veblen. « En mettant sa richesse bien en vue, non seulement on fait sentir son importance aux autres, non seulement on aiguise et tient en éveil le sentiment qu’ils ont de cette importance, mais encore, chose à peine moins utile, on affermit et préserve toutes raisons d’être satisfait de soi ». Le mode de vie ostentatoire confirme au dirigeant politique le sentiment de sa propre importance et en impose aux populations. C’est un moyen d’influence politique et de confirmation du pouvoir. C’est une arme psychologique de légitimation et de domination politique. L’ostentation extériorise une puissance économique qui est censée conférer une légitimité politique.
Le penchant des élites dirigeantes d’Afrique Noire à s’accaparer le trésor public pour accumuler des biens de prestige destinés à être exhibés, leur penchant à s’adonner à un mode de vie ostentatoire, qui entre si frontalement en contradiction avec les exigences de la gouvernance démocratique et de l’économie moderne de nos jours, est donc loin d’être un caprice. Dispositif politique articulé à l’économie agricole de subsistance dans les sociétés lignagères, l’ostentation est récupérée par les élites dirigeantes des sociétés modernes africaines et utilisée comme instrument de gouvernement des Etats. Le politicien milliardaire est, en Afrique Noire, le symbole du maître de l’argent qui est fondé par cela même à s’approprier le pouvoir politique. Il n’est pas le symbole du travailleur qui a réussi à se hisser en haut de la hiérarchie sociale par la force de ses poignets et officie en tant que symbole du travail et de l’abnégation qui paient politiquement et économique. Les nouvelles élites dirigeantes africaines se sont réapproprié mimétiquement l’ostentation pour asseoir leur domination politique.
La nature antidémocratique et antiéconomique de l’ostentation politique doit donc être dénoncée. Ce type d’ostentation ne doit pas être seulement condamné sur le plan judiciaire. Il doit être politiquement, économiquement et socialement délégitimé. Cette délégitimation permettra de conjurer la menace mortelle qui pointe à l’horizon en Afrique Noire, à savoir la privatisation de l’Etat et des institutions de la généralité annoncée par le modèle de l’homme d’affaire et du milliardaire politicien qui serait, dans la démocratie libérale, fondé à diriger l’État du fait de sa fortune financière. (A suivre)
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